Le temps dans les jeux vidéos

J’ai lu dernièrement un article évoquant la place de l’eau dans le jeu vidéo, premier d’une série annoncée portant sur les éléments dans le jeu vidéo. Le sujet est intéressant, et en y réfléchissant, il m’a paru qu’un autre « fondamental » de notre univers tient dans notre microcosme une place au moins aussi importante que l’eau, la terre, le vent ou le feu : le temps. La manipulation du temps à des fins ludiques ou narrative fait en effet partie des poncifs du game design, le facteur chronologique devenant même l’élément central de certains univers vidéoludiques. Retour sur quelques jeux devenus intemporels…

Le temps, élément du gameplay

Tout commence probablement avec l’instauration du « temps limite », avant tout pensé comme rehausseur de difficulté : dans Prince of Persia, le joueur ne dispose en tout et pour tout que d’une petite heure pour délivrer la princesse. Et les plus anciens se rappellent forcément du stress ressenti dès lors que la musique de Mario Bros. change de tempo, annonçant la fin proche du chronomètre et le Game Over. Mis sous pression, le joueur augmente instinctivement sa vitesse de jeu, rendant sa progression d’autant plus ardue: le temps limite, un classique de la plupart des jeux 8/16 bits, permet ainsi de maintenir une difficulté assez élevée, en imposant sans script complexe et au moyen des ressources techniques limitées un certain rythme de jeu à l’utilisateur. Mais cet aspect « régulateur de vitesse du joueur » est assez vite perdu au profit d’une dimension de scoring : le joueur n’essaie plus de finir le niveau avant la fin du temps limite, mais le plus vite possible afin d’engranger des points bonus. Les fous du highscore finiront même par renverser cette logique : les superplayers de Metal Slug s’amusent à leecher des ennemis indestructibles en atteignant volontairement la fin du temps limite !

Le facteur temporel dans les jeux vidéos se limitera pendant longtemps à cette fonction chronométrique. La révolution viendra (comme souvent oserais-je dire) de Nintendo en 1998, avec le légendaire Ocarina of Time : le joueur est invité à voyager entre deux époques, en passant par le bien nommé Temple du Temps; cette alternance entre deux sphères temporelles devient très vite le terrain de jeu des concepteurs qui réussissent à surprendre même le joueur le plus aguerri avec des trouvailles toutes plus inventives les unes que les autres : un haricot planté par Link dans son enfance aura poussé quelques années plus tard, lui servant de plate-forme, tandis que le fossoyeur du village Cocorico, décédera et viendra guider le Link adulte. Et comment oublier Epona, qui servira de monture au grand Link après qu’il l’aura amadoué dans son enfance? Tout ceci sans oublier l’alternance nuit/jour qui modifie les ennemis et personnages rencontrés, de même que les lieux accessibles.

L’utilisation du temps dans Ocarina of Time servira cependant essentiellement la narration, comme nous le verrons plus tard. Ce n’est pas le cas de Majora’s Mask (à mon humble avis le meilleur épisode de la série Zelda !), sa suite indirecte sortie en 2000 qui focalisera tout son système de jeu sur le temps : un peu comme dans l’excellent « Jour sans fin », Link est obligé de revivre sans cesse trois jours qui se répètent à l’infini. A la manière de Bill Murray, le kokiri finit par connaître tous les événements appelés à se produire dans cet intervalle, un agenda lui étant même remis afin de les consigner par écrit. S’ensuit alors pour le joueur la résolution d’une vaste énigme qui consiste à faire s’emboîter correctement les différentes pièces de ce véritable puzzle temporel afin de sauver ce petit univers d’une fin tragique. Grandiose!

Avec les deux Zelda de la N64, Nintendo démontre que le temps, bien exploité, peut devenir un élément ludique à part entière. Son enseignement ne sera pas perdu, au grand bonheur des joueurs : dès 2001, les petits gars de Remedy Entertainment sortent en effet Max Payne, jeu d’action à l’ambiance sombre qui marquera les esprits grâce à une trouvaille piquée aux frères Wachowski : le « bullet time« . Pour rappel, ce mode permet de ralentir voir figer le temps afin d’offrir à Maxou des conditions de tir optimales; gunfights spectaculaires et musclés, difficulté modérée de façon intelligente, plaisir de jeu optimal : la manipulation du temps est une excellente idée qui sera maintes fois reprise par la suite, de l’excellent Stranglehold au très controversé Red Steel !

Si Max Payne empruntait à Matrix, ce fut essentiellement pour se faire dépouiller à son tour par un autre monument du jeu vidéo : en 2003 UbiSoft reprend l’héritage du Prince de Perse et sort « Les Sables du Temps », premier épisode d’une trilogie appelée à passer dans la postérité. Les idées foisonnent dans ce jeu, mais retenons ici la Dague du Temps (une fois encore, les concepteurs ne se sont pas foulés pour le nom…), véritable innovation offrant aux plus maladroits de remonter le temps de quelques secondes, juste ce qu’il faut pour retenter un saut malheureux. Associé à une maniabilité sans faille et à des environnements propres aux cabrioles les plus osées, cette dague magique contribue à créer l’une des expériences vidéoludiques les plus marquantes des années 2000. Ce n’est pas pour rien si Microsoft reprendra le principe dans son sympathique « Blinx »…

Depuis « Les Sables du Temps », force est de constater qu’aucune grande trouvaille liée au temps n’est venue révolutionner les systèmes de jeu : le bullet time a été repris, développé, et même étendu aux voitures de Burnout, tandis que Link s’est essayé à quelques nouvelles expériences dans le Temple du Roi des mers (Phantom Hourglass sur NDS), mais pour l’ensemble on reste sur du très classique… Mais classique ne veut pas dire mauvais, loin de là : les niveaux chronométrés de Super Mario 3D Land comptent parmi les plus intéressants du jeu!

Le temps, outil narratif

Il aura fallu attendre que la technique se développe suffisamment pour réellement pouvoir parler de narration dans le jeu vidéo. Je ne parle pas ici de l’histoire qui sert de prétexte à un jeu de baston lambda ou de celle racontée de façon linéaire dans un jeu de rôle textuel; non, je veux parler de la narration interactive, celle à même de modifier l’expérience de jeu, de proposer un univers cohérent mais non-linéaire, voir même de se modifier au gré des actions du joueur. Mais dès lors que les développeurs ont bénéficié des moyens nécessaires à l’expression de leur créativité, alors ce type de narration est devenu de plus en plus courant.

Bien évidemment, comme il le fut pour le gameplay, le temps est vite apparu comme un moyen d’aller un peu plus loin dans l’inventivité narrative. Le mythique Chrono Trigger sur SNES (1995) est très probablement le pionnier : dans ce RPG à la japonaise, le joueur dirige une équipe de sauveurs du monde (pour changer…) voyageant à travers le temps; pour la première fois, le joueur est invité à visiter le même univers modifié par le passage du temps. Et c’est bien cette modification temporelle d’un terrain de jeu connu qui constitue une petite révolution, bien plus que le voyage dans le temps en lui-même, finalement assez classique dans notre microcosme (même les vikings se perdent dans les failles spatio-temporelles, alors bon…).Les bases posées par Chrono Trigger, il n’y avait plus qu’à les développer. Ce fut chose faite avec Ocarina of Time : en plus des éléments de gameplay évoqués plus haut, le chef-d’œuvre de Nintendo réussi à faire naître une certaine mélancolie chez le joueur en lui présentant une société annihilée par l’emprise de Ganondorf : la place du marché débordante de vie lorsque Link est enfant n’est plus qu’un lieu maudit envahi par les goules et dont les habitants exilés survient tant bien que mal dans le village voisin. De la même façon, Link est confronté au fantôme du fossoyeur et au vieillissement de son amour platonique Saria… Les exemples sont nombreux mais contribuent invariablement à donner au joueur une image d’Epinal d’Hyrule, et par là même une motivation supplémentaire pour soustraire ce monde de polygones texturés de son destin malheureux!

Dans le domaine de la narration temporelle aussi Majora’s Mask fera encore mieux que son aîné : à mesure que le temps s’écoule, une lune maléfique s’approche de l’univers dans lequel Link est prisonnier, annonçant sa fin imminente. Les personnages rencontrés, relativement insouciants et joyeux au début de ce fatal décompte, se laissent petit à petit envahir par la crainte et le désespoir, sous le regard impuissant de Link. Plus le joueur progresse dans l’aventure et complète son agenda, plus il apprend à connaître ces personnages et s’y attache émotionnellement, ce qui rend leur funeste destin difficile à accepter et encourage à rechercher un dénouement heureux. Une véritable démonstration de talent narratif!

Les Sables du Temps propose lui aussi de remonter assez loin pour reconstruire d’imposantes structures ruinées par les outrages du temps. Il s’agit là avant toute chose d’un élément de jeu, certes efficace mais sans véritable dimension narrative, même si la mise en scène de retour en arrière laisse souvent pensif…

Les jeux de la trempe de Chrono Trigger ou de Majora’s Mask sont rares, et le passage du temps n’est le plus souvent qu’un élément neutre d’un univers (im)posé : la série des Fallout et plus récemment RAGE se contentent par exemple de plonger le joueur dans un futur post-apocalyptique parsemé de vestiges du passé, mais sans relation possible entre les deux sphères temporelles. La trilogie Resistance sur PS3 propose pour sa part une uchronie intéressante mais sans véritable intérêt ludique. Pour finir, citons encore le surprenant Darksiders dans lequel le passage du temps permet de différencier la dimension des cavaliers de l’Apocalypse de celle des humains : le temps pour Guerre de se faire passer un savon par son supérieur dans sa dimension, et plusieurs décennies se sont écoulées sur Terre. Une réflexion sur l’Eternité ?

Pour conclure

Loin de moi l’idée de faire un exposé exhaustif : ce serait pompeux et gonflant, et le sujet est si vaste que j’en oublierais en route… J’ai préféré revenir sur quelques expériences marquantes de mon passé ludophile, afin d’essayer de trouver un fil directeur en regroupant quelques productions véritablement façonnées autour du facteur temporel : le temps est en effet souvent utilisé de façon ponctuelle et sans vraie logique par les développeurs. Une utilisation souvent amusante mais rarement sensée! Je me rappelle notamment qu’une partie de Dungeon Keeper (Rhhaaaaa… quel jeu!) lancée entre minuit et une heure une nuit de pleine lune débloquait un niveau spécial…

Quoiqu’il en soit, l’attention des développeurs ne s’est pas trop portée sur ce sujet ces derniers temps, et c’est bien dommage. Depuis quelques années, l’innovation est plutôt à chercher du côté des graphismes, notamment des couleurs (Okami, Twilight Princess, Madworld, The Saboteur, …) que des manipulations temporelles. Je rêve pourtant de revivre l’aventure Majora’s Mask, mais à l’échelle de nos machines actuelles!

Bob Dupneu

Par ailleurs

La préservation du patrimoine vidéoludique est une notion qui fait son petit bonhomme de chemin depuis plusieurs années et qui bénéficie grandement de l’engouement récent pour le rétrogaming. Preuve du dynamisme européen en la matière, une fédération européenne regroupant les principaux acteurs du domaine vient de se créer. Bienvenue à l’EFGAMP donc!

3 commentaires

  1. Ah, excellent cet article !

    Tu n’as pas dû t’essayer à Final Fantasy XIII-2 sinon tu aurais eu un autre exemple touffu sur le sujet ! Ca me fait également penser à je ne sais plus quel épisode de Dragon Quest, qui s’étale sur plusieurs générations et où tu prends le contrôle des fils des mecs que t’as côtoyé quelques heures auparavant. Etrange 🙂

    Comme Max Payne, on peut parler de Bayonetta qui ralentit le temps pour mieux défoncer la tronche des ennemis.

    Aller un dernier exemple (il y en a tellement!) qui montre que le temps peut être mal utilisé, c’est le premier Shenmue. En temps réel donc, où tu peux matter ta montre ingame pour voir où tu en es, mais ultra lourdingue quand tu sais que tu as un rendez-vous à 20h et qu’il est environ 10h28 du matin. Tu laisses tourner ta Dreamcast durant un bon moment pour arriver à 20h (heureusement le temps défile plus vite qu’en vrai) et tu déclenches la suite.

  2. Merci! Il est vrai que je n’ai pas essayé Final Fantasy XIII-2 : le RPG n’est pas mon genre préféré, même si j’en fais un de temps en temps…
    Et que dire de Shenmue… l’expérience proposée était osée mais était-on encore dans un jeu? En tout état de cause, je pense que le propre d’un jeu est de permettre de s’affranchir des contraintes de la vie réelle, comme celui du temps qui passe. Ou alors il faut vraiment s’assurer que le joueur aura quelque chose d’intéressant à faire pour attendre… n’est pas « 24 » qui veut!

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